Que faire face à la crise historique de la gauche ?

Contribution Danielle Sanchez

Crise de la gauche, à la fois comme alliance et crise traversant toutes les formations de gauche sans exception, ce qui n’est pas un constat consensuel. Pour que nous en arrivions à un tel constat global, c’est qu’il existe bien des causes communes.

Analyser l’état idéologique de la société est indispensable. Cette analyse devrait se nourrir en permanence des divers travaux à ce sujet. Désenchantement massif, perte totale de confiance que le politique puisse changer le cours des choses. Cette réaction, la plus communément rencontrée, nourrit une désaffection démocratique (abstention électorale, baisse de l’implication militante). Pourtant des solidarités s’auto-organisent sur les territoires face aux risques climatiques ou sanitaires, des mobilisations sociales telles celles contre la réforme des retraites, réussissent à en faire une question intergénérationnelle et transversale pour toutes les catégories de la société. Désaffection démocratique, sur laquelle se nourrit la montée de l’extrême droite qui investit effectivement tous les registres. Elle cherche à construire et enraciner dans les représentations mentales le récit d’une cohérence entre, par exemple, injustices sociales et immigration, inégalités sociales et crises climatiques…pour éloigner des causes et des responsabilités réelles. Avec une convergence fallacieuse de la droite et de l’extrême-droite sur la cible des classes moyennes, pour diviser le salariat.

Or, cette désaffection démocratique ou impuissance, est entretenue, depuis deux siècles 19e et 20e, par un système de pouvoirs et de représentation politique, à tous les niveaux, basés sur la délégation de pouvoirs. Une culture politique qui veut que « je vote, j’élis ou pas, je délègue et je jauge le résultat ». Pour quel résultat ? Et, lorsque des citoyens s’investissent dans un travail d’analyse et de propositions, comme cela a été le cas lors de la « convention climat », ce travail est méprisé, détourné, précisément parce que, pour l’essentiel, il est valide ou bouscule l’ordre des choses. Le 21e siècle a mal commencé de ce point de vue. A gauche, l’alternative au capitalisme, en termes de projet et de stratégie de rassemblement ou de configuration de l’alliance des forces, ne peut avancer en dehors d’une construction politique avec les gens eux-mêmes et les forces, associant toutes les composantes sociales et idéologiques mobilisables pour le changement. Évident ? Peut-être, mais ce n’est pas ce que nous faisons depuis plusieurs décennies, y compris en tirant vraiment les enseignements des échecs du passé. La gauche (toutes les forces de gauche) est toujours sur le concept de ralliement à un projet et à des candidatures ou configuration d’alliance, décidée entre États-majors et/ou en cercle restreint d’adhérents.

Dans la confusion totale entre Projet et Programme, la gauche se présente, surtout lors de périodes électorales, unie ou en ordre dispersée, en se fixant pour objectif que l’alliance se négocie sur un programme d’au moins 250 propositions, élaborées au sein des États-majors ou de commissions de spécialistes à leur service, propositions ficelées et sanctuarisées dans une publication de partis, avec la recherche d’une exhaustivité autant impossible que dangereuse, car plus on vise l’inventaire de mesures, plus il y a de sujets de discordes.

Alors qu’il s’agirait de rassembler les forces sur une dizaine d’axes de ruptures réelles, c’est-à-dire en deçà desquelles il ne peut y avoir inversion de tendance et enclenchement d’un processus de changement mobilisateur pour aller plus loin. Des axes construits dans la confrontation d’un débat citoyen, sous quelque forme que ce soit. Axes, dûment justifiés par les besoins, notamment exprimés par les mouvements sociaux, dûment démontrés comme réalisables. On gagne en démontrant et en faisant faire l’expérience, que le souhaitable est possible. Lorsque nous avons été quelques-uns-unes à défendre ces idées dans la décennie 90, nous avons été rangés dans la catégorie des « spontanéistes » ou « basistes ».

Mais pour cela, il faut savoir reconnaître que la gauche, toute la gauche, a encore des problèmes avec le contenu de son projet alternatif : problème de cohérence, de faisabilité, dispersion, imprécision ou flottement, démarche essentiellement économiste…Qui est capable de citer 10 axes précis de ruptures emblématiques de la gauche de transformation ? On passe plus de temps à commenter la politique de l’adversaire qu’à travailler avec les gens, les forces, le contenu de ces alternatives. Et pour cet objectif, nous ne sommes pas sur un terrain neutre, ignoré de l’adversaire. Par exemple, l’approche par les communs peut aider à dépasser réellement la démarche étatiste, centralisatrice, à laquelle on continue d’indexer la gauche. Mais, il faut y travailler et ce, d’autant que l’adversaire a déjà intégré l’enjeu, par exemple lors de la crise sanitaire (production de vaccins bien public mondial), et qu’il l’a détourné au profit des Big Pharma.

Pour se faire, faut-il aussi reconnaître que l’analyse fondamentale du double échec de la gauche au 20e siècle, communiste et social-démocrate, et ses conséquences concrètes dans l’affaiblissement idéologique, politique et théorique du communisme et du socialisme, est loin d’être terminée et réellement faite au sein de la gauche. Cette histoire contemporaine n’est pas au passé, sur laquelle on penserait dépasser les problèmes en prenant ses distances. Elle perdure et pèse lourd sur la situation mondiale, pour la balayer d’un revers de manche ou par le silence. Elle hypothèque l’avenir des sociétés d’autant que dans leur nécrose, ces systèmes basculent et renforcent le capitalisme. Quels dégâts idéologiques sur plusieurs générations ! Avez-vous regardé le documentaire d’Antoine Vitkine (Fr, 2021) sur Arte : « Triades, la mafia chinoise à la conquête du monde » ? Socialisme et communisme n’ont pas, de mon point de vue, disparu du paysage politique. Mais, sur le sujet, soit l’offensive est clairement mené et quasi exclusivement par l’adversaire, soit des travaux de recherches ou de documentation se déroulent sans diffusion ou sans débat. Une expérience et sollicitation récente comme militante communiste à Sciences Po. Paris m’a fait découvrir que l’école a organisé en 2023 un séminaire annuel en histoire contemporaine sur « les mondes communistes » ; que de jeunes chercheurs centrent leur recherche de thèse sur les causes de la perte d’influence des PCF et PCI en France et en Italie, que des cours portent sur le sujet. Jusqu’à quand ? Si la gauche ne s’intéresse pas plus que ça à ces recherches et si elle ne travaille pas elle-même sur le sujet.

Enfin, certes un ressaisissement à gauche pour travailler à un projet commun lors de l’élection européenne semble illusoire. Mais il y a une différence entre, prendre acte tout en continuant à se battre pour la convergence sur au moins quelques axes essentiels, et prendre acte en enterrant toute perspective de projet et action commune au niveau européen. C’est pourquoi pour cette échéance et toutes les autres, je m’interroge sur la suggestion faite par Patrice Cohen-Seat dans sa contribution introductive : « qu’il semble nécessaire de travailler à construire en dehors des partis ». Rien n’empêche, « sans autorisation des partis », de créer des espaces d’échanges, de travail et d’action, associant des citoyens, des élus.es, militants politiques, syndicaux et associatifs, intellectuels, collectifs ou forces organisées, pour travailler concrètement aux alternatives dans les domaines précis, librement décidés, et définir les moyens politiques d’y parvenir. Mais ce travail me paraitrait illusoire s’il ne contribue pas aussi à changer la culture politique des partis ou forces de la gauche, leurs objectifs et leur calendrier, leur pratique, comme le rapport des citoyens à la transformation des institutions, à tous les niveaux, du local au niveau européen.

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