Contribution de Patrice Cohen-Seat
À l’heure où ces lignes sont écrites, et malgré la proposition du Nouveau Front populaire, la France n’a toujours pas de Premier ministre. Médusé, le pays assiste donc au spectacle grotesque et écœurant d’un Président de la République, droit dans ses bottes, qui refuse par tous les moyens de reconnaître que sa folle opération de dissolution de l’Assemblée nationale a échoué, et que le peuple l’a désavoué. Dans les milieux populaires, la forte mobilisation électorale a au contraire témoigné de l’attente d’un véritable changement, mettant enfin un terme à des années de politiques antisociales et liberticides. Et l’arrivée en tête du Nouveau Front populaire, que personne n’avait vu venir, a clairement montré le sens de cette attente. Mais c’est tout le contraire qui se produit. Près de 20 ans après le funeste précédent du Traité Constitutionnel Européen, Emmanuel Macron est en train de refaire la démonstration que, aujourd’hui, voter ne sert pas à grand-chose et que, quoi que dise le peuple, c’est toujours les politiques néolibérales qui doivent l’emporter. Tout est fait pour obtenir ce résultat : la campagne éhontée pour mettre la France Insoumise et le RN dans le même sac – celui des « extrêmes » infréquentables – ; les tractations souterraines pour fabriquer à la sauvette un gouvernement « d’union républicaine » destiné à casser le Nouveau Front populaire ; ou la façon scandaleuse de jouer la montre pour maintenir au pouvoir un gouvernement que les élections ont battu à plates coutures.
Au-delà de ces péripéties ubuesques, un constat s’impose : il n’y a pas en l’état de majorité de gouvernement à l’Assemblée Nationale. Avec la circonstance supplémentaire que cette situation d’impasse ne date pas d’aujourd’hui : c’est au contraire parce que c’était déjà le cas depuis 2022 qu’Emmanuel Macron a tenté sa manœuvre dite (par lui) de « clarification ». Mais outre que son échec montre implacablement que les Françaises et les Français ne veulent plus de ce « président des riches », il révèle aussi au grand jour que, en l’état des rapports de forces politiques, la France n’est plus gouvernable. Le « bloc central » qui appliquait les politiques néolibérales depuis au moins quatre décennies s’est défait : le PS a explosé en 2017, suivi par la droite Républicaine en 2022. Et sa reconstitution surprise autour d’Emmanuel Macron n’a pas survécu à son premier mandat. Le peuple français ne veut plus de ces politiques-là. Mais aujourd’hui, au lieu d’opposer la gauche à la droite, le champ politique est divisé en trois : un bloc central très affaibli ; une gauche qui, depuis 2017, plafonne entre un quart et un tiers des suffrages, et ne doit l’augmentation du nombre de ses députés qu’à son union et, en 2024, au barrage républicain ; et une extrême droite en pleine dynamique dans cette période, mais, pour le moment en tout cas, incapable de rassembler une majorité. Tant que la situation politique n’aura pas évolué, il n’y a donc pas de majorité possible.
S’il ne s’agissait que d’une crise démocratique, on pourrait en sortir grâce à une recomposition politique ou de nouvelles élections, quitte à concéder éventuellement quelques changements institutionnels superficiels (« instillation » d’une dose de proportionnelle, assouplissement des règles du Référendum d’Initiative Partagée, etc.). Mais le problème est beaucoup plus profond. La crise actuelle est en réalité une crise de régime parce que la demande essentielle des classes populaires, qui n’en peuvent plus, est de rompre avec les politiques néolibérales qu’imposent les exigences du monde des affaires, des marchés financiers et des milliardaires ; et que la Ve République est conçue précisément pour protéger leurs intérêts. Comme toutes les démocraties libérales, elle fonctionne à partir du credo selon lequel la propriété des moyens de production – c’est-à-dire du capital – est « un droit inviolable et sacré » qui, à ce titre, n’a pas à obéir aux règles de la démocratie, et par conséquent sur laquelle les citoyen·nes ne doivent pas avoir leur mot à dire. C’est un système qui fait de la « liberté d’entreprendre », sur laquelle veille jalousement le Conseil Constitutionnel, un droit exclusif des actionnaires qui doit être défendu bec et ongles contre les prétentions des salarié·es, mais aussi le cas échéant de l’État et des collectivités publiques qui voudraient faire prévaloir l’intérêt général dans le monde du travail et de la production.
C’est parce que la gauche – et pas seulement en France – a plié face à la puissance de ce système capitaliste qu’elle connaît une crise profonde un peu partout dans le monde. Depuis les années 80, la mondialisation néolibérale et l’intensification de la concurrence ont brutalement aggravé la pression sur les salaires, les conditions de travail, les services publics et les dépenses sociales, rendant la vie plus difficile pour tous les salarié·es, et impossible pour les plus pauvres et les plus précaires. Alors, faute que la gauche ait réussi à s’y opposer, des millions de femmes et d’hommes se sont sentis abandonné·es et, en désespoir de cause, ont cédé aux campagnes incessantes de l’extrême droite, soutenues et même méthodiquement organisées par des milliardaires sans foi ni loi qui, comme naguère, pensent que « mieux vaut Hitler que le Front populaire », pour leur faire croire que la cause de leurs malheurs viendrait des plus malheureux qu’eux : « bénéficiaires » de minima sociaux, chômeurs en fin de droits, travailleurs sans papiers, demandeurs d’asile chassés de chez eux par la guerre ou la famine.
Il est minuit moins le quart. Le fascisme, qui avance toujours masqué, est à nos portes. La gauche doit donc impérativement assumer une nouvelle fois sa responsabilité historique de lutte pour la démocratie. Et pour cela, relever le défi de cette crise de régime en proposant une VIe République qui réponde à quatre exigences essentielles. D’une part, il faut mettre fin à cette monarchie présidentielle qui donne à un homme seul – jamais une femme n’a encore été élue à cette responsabilité ! – des pouvoirs exorbitants dont on perçoit aujourd’hui très concrètement le caractère antidémocratique. Et du même mouvement, il faut assurer la prééminence du parlement sur le pouvoir exécutif, assurer l’indépendance réelle de la Justice, et organiser une juste représentation du corps électoral. En second lieu, il faut sortir de la toute-puissance des sociétés de capitaux (c’est-à-dire du capital privé lucratif) sur le travail et la production en reconnaissant à l’entreprise, en tant que telle, la qualité de personne morale sui generis dans laquelle le pouvoir de décision doit être partagé entre ses différentes parties prenantes : travail, financement, filières, collectivités publiques concernées, clients ou usagers, etc.. Troisièmement, il faut en finir avec la mainmise de la finance sur la presse et les médias et en assurer l’indépendance. Et enfin, la démocratie doit cesser d’être intermittente et professionnalisée, ne laissant aux citoyen·nes que le pouvoir, un dimanche électoral de trempas en temps, de déléguer tous leurs pouvoirs pour plusieurs années. Et pour cela, notamment, il faut leur reconnaître et mettre en place un pouvoir permanent de contrôle et d’intervention dans le fonctionnement des institutions : droit d’initiative à tous les niveaux (notamment par la création du Référendum d’Initiative Citoyenne; RIC), Conseil de circonscription, droit de révocation, etc.
En soumettant au débat ces principes d’un nouveau régime politique, étendant et approfondissant la démocratie et les droits des citoyen·nes, et en proposant dans ce sens de mettre au cœur de son projet, dès son arrivée au pouvoir, un processus constituant dont elles et ils seront les acteurs principaux, le Nouveau Front populaire pourrait faire la preuve que, cette fois-ci, « c’est du sérieux », et qu’il est bien décidé à affronter le monde de l’argent et des puissants pour transformer réellement l’ordre des choses, et améliorer fortement et rapidement la vie des classes populaires. C’est la seule façon d’assécher le marais nauséabond qu’entretient l’extrême droite et tous ceux qui la soutiennent. Et d’ouvrir ainsi une page vraiment nouvelle de l’histoire de la gauche.
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