Contribution de Patrice Cohen-Seat
« La gauche » traverse une crise historique. Si l’on nomme ainsi l’ensemble divers des forces politiques qui défendent les droits humains, la démocratie et la justice sociale, et qui se situent donc du côté des classes populaires contre toutes les formes d’exploitation et de domination qu’elles subissent, le constat est accablant. A peu près partout où le régime politique permet de parler de gauche et de droite, c’est-à-dire, en l’état, dans les pays dits de « démocratie libérale », ces forces sont en grande difficulté, parfois en situation critique. Cette crise prend dans chaque pays des formes spécifiques, et elle n’en est pas partout au même stade, mais elle se traduit dans tous les cas par des traits communs : importante baisse d’influence électorale, divisions allant de plus en plus souvent vers des positions « irréconciliables » qui condamnent à l’échec, brouillage idéologique et, par-dessus tout, coupure avec les classes populaires qui ne se reconnaissent plus dans les forces qui la composent et ne voient pas l’intérêt de voter pour elles.
Cette crise de la gauche est d’autant plus inquiétante qu’elle s’accompagne d’une montée continue de l’extrême droite. Elle a déjà accédé au pouvoir, partiellement au moins, dans de nombreux pays européens parmi lesquels l’Autriche, l’Italie, la Slovaquie, les Pays-Bas, la Pologne et la Hongrie ; ainsi qu’en Inde, au Brésil, en Argentine ou aux USA. Et elle est menaçante presque partout, notamment en France.
La concomitance de l’affaiblissement de la gauche et de la montée de l’extrême droite, ainsi que le fait que l’une perd une partie de son électorat populaire tandis que l’autre se renforce dans ces catégories, a pu faire croire qu’il s’agirait d’un phénomène de vases communiquant liés aux questions de la sécurité et de l’immigration. Mais cette explication est loin d’être vérifiée. Certes, la dynamique des forces d’extrême droite s’est appuyée sur l’existence de longue date, en Europe et ailleurs, de courants fascisant, racistes et nostalgiques de la colonisation, et les a renforcés. Mais les études électorales montrent, en France en tout cas, que l’idée d’un basculement massif de la partie des catégories populaires qui votait traditionnellement à gauche vers un vote d’extrême droite ne résiste pas à l’examen. La réalité est bien plutôt que, dans ces catégories, une partie croissante de celles et ceux qui votaient à gauche se détournent de la politique et même de la démocratie (la « désaffiliation démocratique »), ce qui les amène à ne plus voter ou à voter plus rarement1 ; alors que, comme le montre notamment l’affaiblissement électoral des partis de la droite traditionnelle, la hausse de l’extrême droite vient au contraire d’une radicalisation d’électeurs de droite qui les conduit à se laisser tenter par les idées nationalistes, racistes, autoritaires et réactionnaires, ou qui les accepte, plus ou moins, pour tenter de trouver une alternative.
Il serait très utile de savoir si la situation d’autres pays confirme cette analyse à l’échelle internationale. Si tel est le cas, cela confirmerait que la crise de la gauche et la montée de l’extrême droite ont une même cause : le développement d’un solide mécontentement des classes populaires qui les amène à rejeter les partis de gauche et de droite pour lesquels elles votaient auparavant (dont elles ne distinguent d’ailleurs plus vraiment les différences politiques). A cette différence essentielle près que beaucoup d’électeurs de droite trouvent dans l’extrême droite une alternative possible ; alors que l’équivalent n’existe pas à gauche. C’est le cœur du problème.
L’absence d’alternative de gauche, c’est-à-dire fondamentalement d’un horizon de société et d’un projet politique porteur des valeurs de gauche, renvoie à deux séries de causes.
Sur le plan idéologique, le double échec de la gauche du 20ème siècle, communistes et social-démocrate, à réaliser où que ce soit l’objectif qu’elle avait hérité du mouvement ouvrier d’une rupture avec le capitalisme – condition affirmée d’un progrès de l’égalité sociale, et au-delà de la poursuite du mouvement émancipateur – a privé la gauche de son projet de société. Er de fait, les questions du communisme et du socialisme ont quasiment disparu du discours politique, laissant la gauche orpheline de l’alternative de système qui constituait pourtant une pierre angulaire de son « récit ». Non seulement l’objectif n’a pas été atteint, mais l’impuissance de la gauche à permettre la rupture attendue avec le capitalisme, ou au moins sa sérieuse « régulation », demeure un trou noir de la pensée de gauche sur lequel personne ne s’explique vraiment. Et ces deux questions cruciales restent donc sans réponses : d’où vient l’impuissance de la gauche ? Et plus encore : que pourrait bien être l’alternative à un capitalisme dont, paradoxalement, les dangers sont de plus en plus visibles, et qui se trouve d’ailleurs plus critiqué qu’il n’a jamais été ?
Au-delà de ce problème idéologique majeur, la perte de confiance en la gauche s’explique aussi, et peut-être surtout, par son impuissance concrète d’aujourd’hui. Car si, en France, l’histoire de la gauche résonne encore des grands moments de jadis (1789, 1848, la Commune, les luttes et les victoires ouvrières…), leurs échos s’estompent avec le temps, laissant la place à l’amertume des déceptions des dernières décennies. Depuis un demi-siècle, la gauche n’a pas réussi à améliorer ni même à empêcher une détérioration des conditions de vie et de travail des classes populaires. Et elle est incapable de faire prévaloir des solutions, pourtant clairement énoncées par les scientifiques, à la terrifiante crise climatique qui menace l’humanité. Et tout cela, alors que la richesse globale a cru très fortement, et que les inégalités ont explosé.
Là encore, d’où vient l’impuissance de la gauche ?
De nombreuses pistes d’explications ont été évoquées : mondialisation du capitalisme, révolution numérique et transformation de l’appareil productif, nouveaux modèles de management, puissance des nouveaux médias et des raisons sociaux, etc. Mais, sauf à admettre qu’une alternative à l’ordre actuel serait aujourd’hui impossible – ce qui reviendrait à dire que la gauche n’aurait plus de raison d’être – on ne peut en rester là. La gauche doit s’atteler à comprendre les raisons de son impuissance d’hier et d’aujourd’hui, et en tirer les conséquences par des innovations théoriques, idéologiques et politiques (horizon de société, projet politique, stratégie, formes d’organisation, pratiques militantes) qui redonneront du sens à son action, et de la crédibilité aux forces qui s’en réclament.
Cet objectif essentiel se heurte pourtant à l’état de faiblesse des forces de gauche. La lutte de chacune pour sa survie polarisee tous les efforts sur les objectifs électoraux et sur une meurtrière concurrence entre elles. Au lieu de chercher à se rassembler en construisant ensemble une vision commune d’une alternative de société et de construire entre elles des convergences et des passerelles, elles sont principalement occupées à se combattre. Leurs divisions en camps « irréconciliables », héritage du 230ème siècle, garantissent l’échec de toutes. Et, pour certaines, les poussent à chercher des raccourcis populistes, droitiers ou, comme au Danemark, pire encore.
A l’approche des élections européennes, qui sonneront en France le coup d’envoi de la compétition présidentielle de 2027, il est illusoire d’espérer que les forces de gauche se reprennent et engagent ensemble le travail de fond d’analyse et d’invention politique qu’exige une véritable renaissance de la gauche. C’est pourquoi il semble nécessaire de travailler à construire en dehors des partis – mais avec la participation d’élu.es, de militant.es et de responsables politiques qui souhaiteraient s’y associer – un lieu de travail consacré à faire un état de cette crise historique, à confronter les analyses sur ses causes pour en comprendre les ressorts et avancer des pistes de solution. Ce travail devrait associer sur la durée nécessaire, notamment au plan national et dès que possible au européen (voire plus largement), des personnalités syndicales, associatives et intellectuelles significatives. La question des débouchés de ce travail devra être examiné et décidé dans ce cadre.
1 Aux élections législatives de 2022, à peine plus de 40% de l’électorat potentiel a participé au scrutin (si l’on tient compte de l’abstentionnisme et des non ou mal inscrits), les plus forts taux d’abstention se situant dans les quartiers populaires où la gauche faisait ses plus gros scores).
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