Agriculture : le regard croisé de deux agriculteurs de gauche

Daniel Basset, 66 ans, est titulaire d’un BTS agricole. Lait, œuf, cultures… il a repris la ferme familiale à Trébry dans les Cotes d’Armor. Hugo Blossier, 32 ans, est titulaire d’une licence écologie et biologie. Il lui aura fallu cinq années pour débuter son élevage bio de 30 chèvres poitevines à la Roche-Posay dans la Vienne. Les regards croisés de Daniel Basset et Hugo Blossier mettent en évidence les nombreux défis auxquels est confronté le modèle agricole, tout en proposant des pistes de réflexion et d’action pour dépasser la crise actuelle.

Entretiens réalisés par Isabelle Lorand

Daniel Basset

Enfant de la balle, Daniel est né il y a 66 ans au Pont-Nain une ferme exploitée par la famille depuis trois générations. Il vient de la transmettre à son fils Jeremy. Si Daniel n’a pas d’engagement dans un parti politique, il a des convictions solides, des valeurs profondes et n’a pas la langue dans sa poche.

Hugo Blossier

Après ses années de fac, Hugo, ce militant acharné devient responsable du parti communiste dans la Vienne. Cet amoureux de sa terre prend rapidement conscience qu’il a besoin de « concret » comme il dit. Alors, il bifurque et adopte des bébés chèvres. De l’herbe à la vente du Fromage, il s’occupe de tout. Ses propos révèlent une évidence : pour lui dans communisme, il y a commun.

Quel est le problème avec le GNR (gazole non routier) ?

Hugo Blossier : La taxe sur les produits énergétiques était autrefois moins élevée pour les véhicules agricoles, les engins de travaux publics et même les chasse-neiges. Depuis le 1er janvier, cet avantage a diminué et devait disparaître complètement d’ici 2030. Cette évolution s’ajoute à la hausse significative du prix du litre entre 2020 et 2022. Cela peut se traduire par des centaines d’euros de dépenses supplémentaires chaque semaine pour des exploitations très mécanisées.

Daniel Basset : L’augmentation de la taxe a été signée par la FNSEA en juillet dernier. Le prétexte invoqué, orienter les avantages fiscaux en faveur des pratiques écologiques, dissimule en réalité un transfert des aides vers les plus grandes exploitations. Dans ce contexte, il est difficile d’accorder beaucoup de crédibilité aux discours du président de la FNSEA, d’autant plus qu’il dirige lui-même la multinationale Avril et préside le conseil d’administration de Sofiprotéol, une société de crédit pour les agriculteurs.

Comment expliquez-vous le mal de vivre du monde agricole ?

DB : Bien entendu, la question des revenus et du sentiment d’injustice est manifeste. Des œufs fermiers vendus par le producteur à 9,3 centimes l’unité, sont retrouvés à 36 centimes en grandes surfaces à Paris. Quatre fois plus ! Une fois que l’œuf est pondu, il n’y a pas de travail de transformation à effectuer, reste seulement le transport et le conditionnement. Il est difficile de concevoir que celui qui contribue le plus à la production gagne finalement le moins.

HB : Il est crucial de saisir un élément essentiel : lorsqu’on mentionne « ils gagnent 700 euros par mois » dans le contexte agricole, cela ne peut être comparé à un salaire. Ces revenus peuvent être très minorés en « fabriquant des charges », par de l’investissement qui peut être retrouvé à la cession de l’exploitation, et réduire ainsi impôts et cotisations sociales. Cela peut enclencher une fuite en avant expansionniste et une dépendance croissante au crédit.

Pourquoi les grandes fermes sont-elles contestables ?

DB : Lorsque vous avez un troupeau de 200 vaches, il devient difficile de connaître individuellement le nom de chacune. Ces exploitations de grande envergure « dépassionnent » le métier. De plus, la transmission à nos enfants de ces patrimoines devenus trop coûteux pose problème. Les plus grandes exploitations surenchérissent, l’industrie s’immisce, et même des groupes financiers avec des actionnaires entrent en jeu. En fin de compte, l’espace disponible pour l’agriculture familiale se réduit de plus en plus. Je suis fermement convaincu qu’il est préférable d’avoir trois exploitations avec 60 vaches chacune plutôt qu’une seule avec 200. Nous sommes encore bien loin des cheptels de 1000 vaches et deux mille hectares !

HB : Si le modèle agricole Français est toujours dominé par une agriculture familiale l’agriculture de type firme y prend de plus en plus de place, entraînant encore davantage d’exploitation capitaliste des êtres humains, des animaux et des sols. En agriculture industrielle ces derniers sont perçus comme un support inerte qu’on travaille à l’envie pour accueillir une monoculture, à laquelle on apporte autant d’intrants que nécessaire aux objectifs de rentabilité : eau, engrais chimique, pesticides… Pour favoriser des sols vivants et profiter des avantages de la biodiversité dans la production, capter le carbone et minimiser drastiquement l’usage des intrants, il faut la cultiver : haies et arbres de plein champ, des rotations intégrant bien plus de prairies et des légumineuses, donc des ruminants à l’herbe et beaucoup mieux répartis… A l’évidence, dans ce modèle, la rentabilité ne peut être la seule boussole pour guider les choix.

Du coup, c’est le modèle agricole lui-même que vous contestez ?

DB : Je vais prendre une image. Lorsque vous nourrissez les animaux, si vous jetez un seau d’aliment et qu’il y a des très forts, des très faibles et des « moyens », qu’est-ce qu’il se passe ? Les premiers mangent presque tout, les seconds ont besoin de perfusion pour survivre, et les moyens se contentent des miettes. L’agriculture contemporaine reproduit cette organisation.

Les aides financières se concentrent massivement sur les plus gros acteurs : 80% de la prime PAC (9,8 milliards d’euros) bénéficient à seulement 20% des agriculteurs, essentiellement les plus riches et quelques exploitations dépendantes de subventions. Cette inégalité laisse les agriculteurs de taille moyenne dans une situation difficile, obligés de travailler et d’investir constamment sans avoir le temps du bien-être ou des vacances. Ils deviennent, d’une certaine manière, esclaves de leurs propres exploitations. Cette observation souligne la nécessité d’une réforme agricole pour promouvoir un juste partage des ressources et encourager des pratiques durables.

HB : Tout d’abord, je tiens à lever une ambiguïté fréquente lorsqu’on évoque le « monde agricole ». En réalité, il serait plus juste de parler des « mondes agricoles ». Entre un grand céréalier, une ferme en polyculture-élevage, un maraîcher, les viticulteurs du sud-ouest, ou encore un éleveur-fromager comme moi avec mes 30 chèvres, il existe une diversité énorme. Ces contrastes sont souvent occultés, et la FNSEA peut tirer parti de cette ambiguïté. Ses dirigeants prétendent défendre les « agriculteurs » dans leur ensemble, tout en étant promoteur et profiteur du système agricole actuel et du marché qui le sous-tend. Or, c’est justement ce modèle qui est au cœur des injustices sociales et des dommages environnementaux.

Partagez-vous le ras-le-bol des normes ?

HB : Il est essentiel de clarifier le sujet dont on parle. Si la discussion porte sur le respect des règles sociales et environnementales, je considère comme normal que notre profession, tout comme les autres, soit soumise à des contraintes relevant de l’intérêt général. Il n’est pas surprenant que les syndicats bourgeois cherchent à s’en libérer afin d’augmenter le taux de profit, quelles qu’en soient les conséquences. Ils surfent sur l’exaspération partagée par tous d’une bureaucratie complexe et contraignante.

DB : Lorsque j’ai débuté dans le métier, le temps passé derrière le bureau était minime. De nos jours, le temps consacré à la bureaucratie s’est largement accru. Quand je mentionne la bureaucratie, je ne fais pas référence uniquement à la tâche de remplir des documents, mais plutôt à la frustration de devoir compléter des formulaires qui semblent souvent inutiles. Nous passons une part significative de notre temps à justifier, demander, confirmer… et trop fréquemment, il semble ne pas y avoir d’interlocuteur pour donner suite. Cela devient véritablement kafkaïen.

D’après vous, pourquoi tant de suicides d’agriculteurs ?

HB : Cette épidémie touche, à mon avis, essentiellement l’agriculture conventionnelle modeste qui doit jouer sur le même marché que les très grosses exploitations mieux armées et les productions étrangères soumises à des normes plus légères. Dans ce modèle, outre la charge de travail, les choix techniques et les prix sont extrêmement contraints par les coopératives. L’étau bancaire peut devenir insurmontable.

DB : La solitude est un aspect souvent négligé, mais crucial, des difficultés auxquelles sont confrontés les agriculteurs. En demandant qu’un des conjoints soit salarié pour accorder un prêt, les banques font muter un projet familial en une charge qui repose sur les épaules d’une seule personne. Le travail n’est plus réalisé à deux, les horaires s’étirent, et les vies des couples s’éloignent, entraînant souvent des séparations. Aujourd’hui, le système désagrège les vies au lieu de les soutenir, ce qui ajoute une dimension tragique aux soucis qui accablent les paysans.

Estimez-vous que les paysans soient sensibilisés aux enjeux écologiques ?

HB : L’environnement occupe désormais une place prépondérante dans les préoccupations de nos concitoyens, et les agriculteurs ne sont pas étrangers à cette dynamique. Les familles sont maintenant composées de paysans et de salariés ce qui engendre un partage des valeurs et des préoccupations. D’ailleurs, même la notion de « vote paysan » a perdu de sa spécificité. Le mouvement actuel reflète une crise économique doublée de la crise écologique. Après la phase de transition avec l’industrialisation de l’agriculture, nous devons nécessairement entrer dans une autre transition. La réussir implique de remettre en question le système avec les agriculteurs. Il faut être conscient que l’on met le doigt sur une difficulté. Le productivisme agricole a indéniablement contribué à améliorer les conditions matérielles et à réduire la pénibilité des agriculteurs, en plus de leur conférer davantage de reconnaissance sociale. Par conséquent, ils peuvent légitimement craindre de revenir à une situation antérieure et donc être réticents à concilier la production avec la préservation de l’environnement.

DB : Nous sommes pleinement conscients des enjeux écologiques. J’ajoute que nourrir la population tout en respectant la planète est une possibilité tangible. Personnellement, je soutiens une approche d’agriculture conventionnelle raisonnée. En tout cas, je privilégie la consommation de produits raisonnés cultivés en France plutôt que du bio venu du bout du monde et produit dans des conditions pour le moins opaque. Je considère que l’agriculture raisonnée doit mieux prendre en compte le bien-être animal. Par exemple, certains prétendent qu’une vache qui ne quitte pas l’étable est moins polluante qu’une vache qui pâture. Mais pour moi une chose est claire, je suis sur qu’elle est plus heureuse dans les champs. Trouver le bon équilibre est essentiel, et cela suppose de s’évader de la concurrence et de la course aux gains financiers.

Vous critiquez le système, mais que proposez-vous ?

DB : Je crois que nos concitoyens prennent conscience de l’enjeu. Un paysan sur deux part en retraite dans les dix prochaines années. Cela menace le droit à l’alimentation. Il est indispensable de construire des solutions et replacer l’humain au cœur du système agricole. Pour ce faire, la valorisation du travail doit être une priorité. Plutôt que de baser les aides et les prix sur le poids ou le volume, je suis d’avis qu’il serait plus judicieux d’établir des prix planchers en tenant compte de l’UTH (unité de travail humain). Je m’explique. Le coût de production d’un litre de lait est beaucoup plus élevé dans une ferme familiale car il y a relativement plus de travail humain et le poids des infrastructures est relativement plus important. C’est ce qu’ils appellent l’économie d’échelle. De plus, une augmentation du prix au litre ou au volume favorise les gros acteurs car la variation de production est plus facile a adapté. Intégrer l’UTH parmi les critères de prix aurait l’avantage de rompre avec le productivisme excessif et de rétablir un équilibre face aux grandes firmes, à l’industrie agroalimentaire et à la distribution. Par ailleurs, il est impératif que les agriculteurs reprennent le contrôle sur les coopératives qu’ils ont eux-mêmes créées dans un esprit d’entraide. Malheureusement, certaines de ces coopératives sont devenues de véritables machines à broyer les agriculteurs. Récupérer la gestion et l’orientation de ces structures serait un pas significatif vers une agriculture plus équitable et durable.

HB : Il est nécessaire de s’attaquer au marché et de remettre en question une forme de propriété intrinsèquement liée au droit d’exploiter le travail vivant et les ressources naturelles. Bien que la majorité des paysans se considèrent comme propriétaires, ils sont en réalité dans les griffes des banques, des coopératives et de l’industrie. Deux approches sont envisageables : prendre le pouvoir sur les institutions existantes pour les transformer, ou construire des structures alternatives qui les remplaceront. Je suis d’avis que ces deux approches ne s’opposent pas. L’essentiel est de socialiser, c’est-à-dire de viser le bien-être du producteur, le respect de l’environnement et la satisfaction du consommateur. Dans cette perspective, la sécurité sociale alimentaire semble répondre à ces objectifs. Le conventionnement des producteurs, à l’instar des médecins, garantirait leur juste rémunération en fonction de critères de production sociaux et écologiques établis démocratiquement. C’est une proposition concrète pour se libérer des chaînes du marché et des accords internationaux de libre-échange.

Les élections européennes peuvent-elles changer la situation ?

HB : Le débat actuel surjoue à mon avis l’enjeu européen et le rôle de la PAC, ça évite de discuter de la responsabilité des gouvernement successifs et de la FNSEA dans la situation agricole actuelle. En réalité, la PAC ne fait qu’accentuer certaines injustices du marché. Une autre élection importante est à l’horizon, celle des chambres d’agricultures, c’est la raison de la course à la radicalité des syndicats agricoles dans ce mouvement. Ces institutions détiennent un pouvoir considérable en tant que conseillers des exploitants, porte-paroles auprès des pouvoirs publics, intervenants dans les projets de territoires, dans le partage de l’eau, point d’entrée pour l’installation, contributeurs aux choix de recherche. Il va de soi qu’il serait préférable que la FNSEA ne soit plus largement majoritaire au profit de syndicats progressistes pour défendre un autre modèle agricole.

DB : Afin que les élections européennes puissent réellement influencer la situation, il est impératif que la gauche joue un rôle significatif. Malheureusement, elle semble actuellement fragmentée au point d’être davantage spectatrice que participante. Cette division est une source de désespoir, car son unité serait essentielle pour impacter les résultats des élections pour viser des changements significatifs. Pire, elle permet à Bardella de fanfaronner malgré ses idées effrayantes. J’ajoute que face au mépris exprimé par le gouvernement actuel, il est essentiel que nous nous sentions représentés. A cet égard, je veux souligner combien j’ai mal vécu, la conférence de presse avec, pour nous amadouer, la botte de paille comme pupitre alors qu’en même temps les députés européens macroniens votaient l’accord de libre-échange avec le Chili. C’est vraiment une façon de nous prendre pour des c…

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