Elsa Faucillon a introduit les travaux de la journée de conférence “Douze heures pour décrypter le monde qui vient” qui s’est tenue le 24 mai 2025.
12 heures : ce n’est pas de trop pour tenter de comprendre le monde. ça ne peut d’ailleurs être qu’une étape dans ce long chemin fait d’enquêtes, de luttes et de bifurcations.
12 heures ce n’est pas de trop pour ouvrir des brèches dans les certitudes imposées, pour faire circuler des savoirs, croiser des expériences, renouer avec des traditions critiques trop souvent reléguées au silence.
Ici, la science, la culture, la pensée ne sont pas des décorations — elles sont des forces concrètes, des leviers d’action, face à l’ordre établi. Leur autonomie, leur rigueur, leur puissance critique sont à défendre car elles proposent des grilles d’analyses et des imaginaires enclins à changer le monde.
Et c’est pour cela qu’elles sont dans la ligne de mire de l’offensive néofasciste, attaquant d’abord les formes d’intelligence collective, la possibilité même de comprendre le monde, de le nommer et de le contester. Donc défendre la pensée, la création, l’analyse, c’est déjà résister.
Et le temps, celui que nous nous donnons aujourd’hui, c’est peut-être ce qu’il y a de plus précieux. Car il ya bien des domaines de nos vies où le sentiment dominant est qu’il manque mais aussi tant il ya d’urgences.
Les tambours de guerre résonnent de plus en plus fort. Et pendant que les puissants s’arment, ferment les frontières et dressent les peuples les uns contre les autres, nous avons besoin d’espaces pour penser, respirer, construire.
Collectivement, parce que sans espaces pour penser ensemble, pour prendre soin les un·es des autres, pour imaginer d’autres horizons, il n’y a pas de lutte durable, pas d’organisation possible, pas d’espoir tenable.
Alors prenons ce temps aujourd’hui, comme un acte pour se donner des outils pour agir.
Première partie
Le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie a marqué une étape décisive dans la reconfiguration du monde capitaliste sous tension. Elle a servi de déclencheur à une accélération des dynamiques militaristes et néolibérales au sein de l’Union européenne, tout en cristallisant un nouvel affrontement entre grandes puissances dans un contexte de finitude écologique, de crise énergétique et de déclin hégémonique des États-Unis.Ce conflit est une guerre de la Russie de Poutine et c’est une guerre inter-impérialiste où les puissances du centre capitaliste reconfigurent leurs alliances, réarment leurs économies, redessinent leurs sphères d’influence et mobilisent la rhétorique des droits humains pour masquer la lutte brutale pour l’accès aux ressources, aux technologies et aux marchés. L’UE, en particulier, s’est engouffrée dans cette brèche pour accélérer son agenda militaro-industriel.
La guerre est devenue le prétexte idéal pour faire taire les contradictions sociales internes, pour faire reculer les maigres avancées écologiques, pour durcir les politiques migratoires et pour consolider un bloc impérial au service des intérêts du capital.
Dans la foulée, la réélection de Donald Trump est venue confirmer cette dynamique mondiale : la montée d’un néo-fascisme mondialisé, profondément raciste, misogyne, climato-négationniste, et animé par un impérialisme brutal. Trump ne dissimule plus rien : il assume le démantèlement des normes internationales, la protection violente des intérêts des multinationales américaines, le soutien sans condition à l’État d’Israël, la répression intérieure des mouvements sociaux, et la désignation des migrant·es, des Palestinien·nes, des militant·es écologistes, des intellectuels critiques comme ennemis de l’intérieur. Il est la figure d’un impérialisme en crise qui se radicalise.
Comprendre notre époque impose de nommer l’impérialisme pour ce qu’il est : non une force du passé, mais une logique actuelle et réorganisée de la domination mondiale du capital, dans ses formes néolibérales, autoritaires et militarisées.
Sous couvert de défendre la paix et la démocratie, l’UE s’est lancée dans une remilitarisation accélérée, légitimée par la rhétorique du “retour de la guerre” et du “monde dangereux”. Dans les faits, il ne s’agit pas de protéger les peuples, mais de repositionner l’Europe dans la guerre économique mondiale pour l’accès aux ressources, aux débouchés, aux flux logistiques et aux technologies critiques. Une guerre entre puissances dominantes, pour s’assurer une place dans un monde désormais défini par la rareté, le basculement écologique et la finitude matérielle.
L’agenda néolibéral et l’agenda militaire convergent.
Là où la transition écologique aurait pu représenter un projet de transformation structurelle, la réponse de l’UE est d’abord et avant tout celle d’une adaptation compétitive au chaos, non d’une rupture. On détricote sans vergogne les maigres mesures environnementales, au nom de la souveraineté énergétique ou de la compétitivité industrielle. L’enjeu n’est pas de changer de modèle, mais de rester dominant dans le capitalisme finissant.
Et dans cette logique, la guerre est un business, un modèle économique, un marché. L’industrie de la défense européenne, qui exporte des armes en Afrique, en Asie ou au Moyen-Orient, est la même qui vend les équipements de surveillance des frontières, les logiciels de traçage des migrations, les dispositifs de répression policière. Le complexe militaro-sécuritaire européen se nourrit des désastres qu’il produit. Il crée les conflits, alimente les fuites, puis capitalise sur le contrôle des survivant·es. C’est ce que Claire Rodier a nommé avec justesse : le “business de la xénophobie ».
C’est un capitalisme de la peur, construit sur la gestion autoritaire des crises – qu’elles soient migratoires, écologiques, sociales ou politiques.
Ce changement de paradigme est assumé : l’Europe doit “parler la langue du pouvoir”, disait Josep Borrell. En d’autres termes : s’adapter à la logique du rapport de force global, au lieu de la contester. Face au chaos né du capitalisme lui-même, le projet européen devient un projet d’ordre autoritaire, de tri entre populations utiles et indésirables, entre zones protégées et zones sacrifiables.
Et dans ce contexte la classe dominante est prête à brader les grands principes, à rompre les digues. Il faut voir comment aujourd’hui à l’assemblée les députés d’extrême droite sont l’assurance du bloc central.
Le droit international devient de plus en plus un droit considéré comme inter-occidental.
Ce qui se joue aujourd’hui à Gaza est d’ailleurs l’un des épicentres de l’ordre impérialiste global. Israël y agit comme l’avant-poste militarisé du bloc occidental, laboratoire de contrôle, d’expérimentation et de destruction.
Le génocide en cours n’est pas une déviation, mais l’aboutissement logique d’une politique coloniale soutenue militairement, économiquement et idéologiquement par les puissances occidentales.
Les entreprises israéliennes exportent leurs technologies de surveillance “testées sur le terrain” à Gaza ou en Cisjordanie. Elles vendent au monde entier les moyens de contrôler, de trier, d’enfermer. Défendre le peuple palestinien, c’est refuser l’impunité du crime impérial, c’est refuser la hiérarchie des vies.
Face à l’affrontement de blocs impérialistes, il faut retrouver la boussole de l’internationalisme. Je crois que ce que nous devons forger, c’est un internationalisme du bas. Un internationalisme qui relie Gaza, Chiapas, Kaboul, Jénine, Gennevilliers, Saint pierre des corps les forêts détruites et les quartiers en lutte. Un internationalisme qui soutient les peuples.
Un internationalisme du refus de l’ordre existant, mais aussi de la construction de mondes vivables.
Nous ne voulons pas d’un “choc des empires ».Nous voulons le retour d’un projet révolutionnaire, celui qui tisse ensemble la justice sociale, la démocratie réelle, l’écologie radicale, le féminisme matérialiste et la fin de toutes les dominations.
Un projet de rupture mais surtout un projet de vie.
Deuxième partie
Pour cela, nous devons évidemment nous appuyer sur les potentialités et il il y en a même si elles sont parfois, je vous l’accorde, difficiles à identifier.
L’essor technologique actuel ouvre des perspectives inouïes. Il pourrait, dès aujourd’hui, permettre une réduction collective, radicale et émancipatrice du temps de travail, tout en garantissant l’accès universel aux besoins fondamentaux : se loger, se nourrir, se soigner, apprendre, se déplacer, créer. Rien de tout cela n’est hors de portée. Et pourtant, tout cela est tenu en laisse par la logique du capital.
Ce qu’il faut briser, c’est l’imaginaire imposé d’un avenir entièrement colonisé par la technocratie néolibérale ou les délires transhumanistes d’un Musk. Nous ne devons pas laisser l’a question du futur, de l’avenir aux prophètes d’un futur algorithmique inégalitaire et privatisé.
En 1972, au moment de la publication du rapport Meadows — commandé par le Club de Rome — et de la lettre d’alertes écologiques de Sicco Mansholt, alors président de la Commission européenne, tous deux pointant l’impasse écologique de la croissance illimitée et appelant à un changement radical de cap. Nombreux sont celles et celles qui construits dans la pensée productiviste se refusait à penser au delà de cet horizon, y compris dans notre famille politique . Georges Marchais mettant en garde contre ce tournant. Il affirmait que cela entraînerait « une diminution de la consommation des biens de consommation, ce qui aurait des conséquences désastreuses pour les classes populaires. » Cette réaction, est symptomatique d’un imaginaire encore captif du productivisme, que l’on retrouve encore aujourd’hui dans le mouvement communiste.
Nous avons besoin de faire émerger un autre imaginaire, affranchi du modèle consumériste comme horizon de l’émancipation. Un imaginaire dans lequel la dignité ne passe pas par l’accès sans fin aux marchandises, mais par la capacité à maîtriser collectivement nos vies, à satisfaire nos besoins réels, à vivre bien — dans le respect des équilibres écologiques.
Allonger le temps libre, réduire les cadences, desserrer l’étau de la vie vendue à la minute, c’est ouvrir l’espace du politique véritable : celui dans lequel nous pouvons débattre, décider, imaginer, construire ensemble. Car il ne s’agit pas seulement de “libérer du temps” : il s’agit de reprendre la main sur le temps lui-même, comme condition de la liberté, de la démocratie réelle, et d’une transformation révolutionnaire de nos modes de vie.Troisième partie ouverture
Dans ce tumulte mondial, les idées communistes ont plus que jamais besoin d’être vivantes. Non pas figées dans une nostalgie ou un dogme, mais en mouvement, traversées de débats, d’expérimentations et d’apports nouveaux. Elles ne peuvent pas être simplement ressuscitées, elles doivent être réinventées à la hauteur des défis de notre époque.
Cela implique d’assumer pleinement une pensée de la rupture, mais aussi de l’articulation : entre la lutte des classes et les combats écologistes, entre l’anticapitalisme et le féminisme, entre l’internationalisme et l’antiracisme. Nous n’avons pas à choisir entre ces fronts : ils sont indissociables si nous voulons penser un horizon de transformation réellement émancipateur.
Et pour cela, nos références théoriques ne peuvent rester enfermées dans les seules traditions européennes. Les apports intellectuels nécessaires doivent se nourrir de ce que nous disent toutes les luttes, y compris celles qui émergent des périphéries du capitalisme, de l’Asie à l’Amérique latine, de l’Afrique au Moyen-Orient. Le matérialisme ne peut être un projet émancipateur que s’il se laisse travailler, irriguer, par les expériences, les résistances et les pensées produites hors du centre. Ce qui s’invente là-bas, dans des contextes de dépossession, de colonisation, de répression et de survie, nous parle aussi de notre monde et de notre avenir commun.
Face à l’emprise du capital sur nos vies, sur nos corps, sur les frontières, sur les ressources et les imaginaires, il nous faut une boussole. Le communisme n’est pas cette boussole s’il se contente d’un discours de table rase ou d’un retour à des formes anciennes d’organisation. Il peut l’être, en revanche, s’il se refonde comme projet vivant, ouvert, en dialogue permanent avec les luttes populaires, les savoirs situés, les révoltes de l’époque.
Ce que nous avons à construire est une politique du vivant !
Ce travail est immense. Il ne se fera ni en un jour ni en solitaire. Mais il est déjà là, dans les gestes de résistance, les solidarités concrètes, les foyers de lutte et de pensée qui refusent de céder au cynisme ou au désespoir. Il est à l’image de notre époque : fragile, contradictoire, mais porteur d’une promesse. Très heureuse qu’alternative communiste, Urgence du communisme, communistes unitaires et Nos Révolutions s’engagent dans ce travail.
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