Contribution

« IA » et industrie musicale ou l’imaginaire techno-asservi

C’est depuis les années 1950 que la recherche mathématique et informatique s’intéresse à la musique. L’Institut de recherche et coordination acoustique/musique de Paris (Ircam) – créé en 1977 et dirigé par Pierre Boulez – en est l’exemple type. L’industrie musicale et numérique s’est précipitée sur la question dès lors que l’IA générative musicale tout public est apparue durant l’année 2023. L’IA et ses algorithmes étaient déjà connus et utilisés dans le champ de « l’économie de l’attention » pour étudier/surveiller les comportements des utilisateurs de plateformes musicales et proposer des solutions marketing aux producteurs. Une application comme Bandlab (appli singapourienne soutenue par Vulcan Capital, société d’investissement créée par un des co-fondateurs de Microsoft) distribuait des modèles préfabriqués de boucles, phrases musicales et harmonies, beats, dans des versions imitant toute la planète d’instruments de musiques existant et se vantant de permettre à des non musiciens d’être des « créateurs ». La généralisation de l’IA générative musicale a cristallisé des tensions très révélatrices. Tout cela aux antipodes du sens réel du travail artistique.

Tensions sur le Copyright :

Dans la foulée de l’apparition de ChatGPT, un premier « fake » musical d’un duo de rappeurs Drake/Week’nd, à l’époque les plus « bankable » sur les plateformes, était déposé sur Spotify en avril 2023. C’est ainsi que le grand public découvrait l’existence de l’IA en musique. Aussitôt la Major Universal Music Group, première major de l’industrie musicale et éditrice de ces deux musiciens, demandait le retrait immédiat du « fake » dénonçant le plagiat au nom du copyright. Depuis les outils d’IA générative musicale à l’adresse du public se sont multipliés, leurs noms : suno, udio, beathoven, musichero, elevenlabs, boomy, melobytes, soundful, soundraw, soundverse, amper and stable audio, moises…

Précisons que le copyright n’est pas respecté par bon nombre de ces applis. Il suffit d’un prompt réclamant une chanson dans un style et genre définis, avec indication de « mood » (humeur) etc… En 15 secondes, la chanson est fabriquée à partir de sources diverses trouvées sur internet. L’IA générative musicale est donc un vaste plagiat. Les sociétés d’auteurs compositeurs, des artistes et stars du showbiz ne cessent de réclamer une législation les protégeant de ce pillage de ce qu’ils estiment être la valeur économique de leur travail. La CISAC (confédération internationale des sociétés d’auteurs-compositeurs) prévoit qu’en 2028, l’IA générative capterait 30 % des revenus du streaming.

Les majors du disque et maisons d’édition entament alors des procès. La Recording Industry Association of America (représentant les 3 Majors Universal, Warner et Sony music) poursuit en justice des applications comme Suno ou Udio. Dernièrement, la société française de distribution sur plateformes Believe/Tunecore se voit réclamer 500 millions de dollars devant un tribunal New-Yorkais par Universal pour dépôt de titres frauduleux. En octobre 2023, la Major – dont Bolloré est un des principaux actionnaires – attaquait devant un tribunal du Tennessee « Anthropic » et son IA Claude fournissant des paroles de chansons. Anthropic est une société dont les principaux investisseurs sont Amazon et Google révélant ainsi que se déroule un affrontement – par applis numériques interposées – entre industrie musicale traditionnelle et Gafam devenant dominant : un affrontement de modèles de reproduction du capital. Suno est une application IA fondée par des ingénieurs ne connaissant rien à la musique après avoir travaillé dans l’IA financière. Il est à craindre que cette bataille capitaliste pour la répartition de la valeur ne fasse qu’une seule victime : la musique.

Industrie numérique et musique : l’adieu à la musique ?

En mai 2023, après l’épisode du fake Drake/Week’nd, Universal annonçait avoir passé un accord avec une Start up allemande IA : Endel.

Le but : à partir d’une chanson déterminée fabriquer des versions diverses en « moods » différents : relaxation, endormissement … La major avouait qu’elle bafouait ainsi les fondements même de ce qu’est la création artistique – l’expression subjective d’un sujet – en signifiant qu’une chanson n’est qu’un objet manipulable en fonction d’une demande ciblée. Le théoricien Adorno nous avertissait, il y a très longtemps déjà, de cette transformation radicale de la valeur d’usage de l’art en stricte valeur d’échange marchand par l’industrie musicale et culturelle. Cette dernière confirme ce propos en demandant aux IA génératives de musique : « si vous utilisez nos chansons et musiques dont nous avons les droits, payez-nous le copyright ! ».

Les Majors ne cessent alors de multiplier les partenariats avec des entreprises pour utiliser l’IA en interne, très souvent sans révéler publiquement leurs objectifs et projets. Une seule affirmation de leur part : aider les artistes à développer leur créativité grâce aux soutiens de l’IA. Créativité artistique ou créativité financière ? Toute l’histoire de l’industrie musicale de ces dernières décennies nous apprend que l’artistique a été sacrifié au profit de la rentabilité marchande.

Il est impossible de développer ici comment la musique est peu à peu devenue un objet de consommation formaté à partir des années 50 et l’apparition de l’industrie musicale et les nouvelles radios type Europe 1.

Le concept marketing de musiques pour adolescents est inventé, le « teenager » devenant une cible spéciale de la société de consommation qui se charge de le « cultiver ». Au tournant des années 70/80, le duo Majors – devenues dominantes – et médias audiovisuels fonctionnent à merveille pour imposer dans l’espace public l’imaginaire marchand étouffant la diversité musicale. Les nouvelles radios NRJ et Skyrock lancent le format américain de la « play-list » à 40 titres. Finies les programmations hebdomadaires autour des 150 titres. Le modèle du clip vidéo musical, onéreux mais devenu indispensable à la production de tubes, de la chaîne US « MTV » gagne les télés françaises privatisées qui lancent les « Victoires de la musique » et les « télés crochets » sur le modèle d’ « American Idol ». Une conception de la musique étroitement limitée à la chanson : exit la musique instrumentale !

Le pire étant toujours à venir, les années 2000 voient l’apparition du « Hook » procédé centrant la composition des tubes sur des accroches sonores de quelques secondes alors que la mise sur le marché de titres s’opère souvent après tests de conformités informatiques aux tubes antérieurs (John Seabrock – HITS ! la fabrique des tubes planétaires – 2015).

Quand on pense que la musique se définit comme un processus de transformation permanente qui utilise l’imagination sonore pour construire un rapport au temps désaliéné et inventif (Bernard Sève – L’Altération sonore – 2013), on peut constater que l’industrie musicale a de fait construit un rapport au temps aliéné : attente et répétition du même. Elle offre une sorte de simulacre de communion sociale (Elizabeth Margulis – On repeat : How Music Plays the Mind – 2014).

L’apparition des applications numériques musicales (Spotify, Amazon music, Apple music, Deezer) amplifiera ce processus. Le paiement des streams s’opère à 30 secondes d’écoute favorisant une écoute brève de la musique. Ou de ce qu’il en reste1. La moyenne d’écoute d’une vidéo musicale sur TikTok est de 19,5 secondes. La relation à la musique n’est plus l’écoute mais une réaction immédiate à des stimuli. Cependant, la diffusion numérique de la musique apporte une modification d’un autre ordre : la technologie des plateformes dicte ses règles à la production musicale. C’est ce que démontre une journaliste américaine qui vient de publier dernièrement un livre édifiant sur les manipulations des playlists, leurs fabrications de contenus et des auditeurs auxquelles se livre Spotify (Liz Pelly – Mood Machine : the rise of Spotify and the costs of the Perfect Playlist – 2025).

Le pouvoir des Gafams et applications est énorme, il est dans le champ culturel ce que l’économie capitaliste appelle un « pouvoir de marché » ce qui séduit le capitalisme financier. Chaque nouveauté techno-numérique devient alors la promesse d’un avenir radieux pour la spéculation et le monde. Dans le champ artistique, nous avons eu ainsi droit en 2020 au mirage des NFT artistiques payés en crypto-monnaies qui devaient révolutionner la vie artistique. Aujourd’hui, tout cela est réduit à l’état de gadget.

Fin 2021, Mark Zuckerberg, rebaptisant sa société « Méta » lançait la révolution du Métavers qui allait bouleverser en positif toutes nos vies, saturant les télés de spots publicitaires. Impressionnés par tant de créativités visionnaires et prometteuses pour l’industrie, les ministres Bachelot et Lemaire annonçaient le 14/02/2022 la création d’une mission gouvernementale « Métavers ». Le médiatique musicien Jean Michel Jarre était promu à un poste de réflexion au ministère de la culture ainsi qu’à la tête d’une commission du CNC. Il se répandait en interview pro Métavers dans les médias. Aujourd’hui, le Métavers est réduit à l’état de gadget onéreux.

C’est maintenant au tour des industries de l’IA générative de nous promettre l’avenir radieux. Pour cela, elles ont décidé immédiatement de faciliter l’usage massif de leurs outils afin de créer le marché potentiel sans se soucier de régulation, à la manière des applications de l’ubérisation. Au détriment des 350 à 400 millions de travailleurs surexploités des pays du sud sans qui les données utilisées par l’IA générative ne seraient pas préalablement classées. Au risque d’innombrables erreurs.

En prenant ainsi en compte toute la logique historique et financière de l’industrie musicale, il semble évident qu’elle utilisera l’IA générative au détriment de la création artistique. Jusqu’à la dystopie. Les producteurs de « Hook » se passaient déjà volontiers de musiciens dans l’intimité discrète de leur studio numérisé. L’industrie de la Kpop, elle, teste la production de groupes « musicaux » virtuels pour concerts. Jusqu’où ira la déshumanisation de la musique ? Celle-ci ne peut pourtant exister sans le rapport vivant à l’humain.

L’IA musicale : pourquoi faire ?

Heureusement, les chercheurs de l’Ircam2 montrent une autre voix en construisant patiemment leurs démarches en relation avec les artistes musiciens. Ils continuent une tradition artistique de rapport entre musique et science qu’en leur temps des compositeurs comme Edgar Varèse, Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Luciano Berio, Xenakis, Stockhausen, Maderna entreprenaient. Leurs programmes d’IA (Somax, Omax, Djazz) sont capables de faire des propositions en concert avec les musiciens (Gérard Assayag, Marc Chemillier, Bernard Lubat – Artisticiel cyberimprovisations – 2021 – éditions phonotaune). Analysant, entre autres, un solo de musicien, les IA en continuent le propos.

Bernard Lubat, un des artistes musiciens de ces expériences, déclare alors sa surprise des propositions découvertes car l’ordinateur ne fait pas de psychologie contrairement au musicien chargé de vécu et, comme tout un chacun, habité de plus ou moins de névrose. Le rapport de la subjectivité artistique est ainsi approfondi et observé. Lors d’un débat en 2006 à l’EHESS, Bernard Lubat déclarait : « La problématique de l’ordinateur dans l’intrusion des mathématiques appliquées subjectivistes par l’ordinateur permet d’ouvrir des espaces d’incertitude où l’on peut finalement oser ne pas savoir ». Un participant lui répondait : « C’est paradoxal de recourir à la science la plus avancée pour « ne pas savoir ». Justement, c’est en se confrontant à l’inconnu, l’impensable que l’art réinvente en permanence la beauté. L’inconnu un mot qui terrifie l’industrie culturelle et l’art musical vit hors son périmètre.

En attendant la victoire espérée de l’inconnu poétique sur le prosaïque de l’intérêt financier, les industries culturelles s’apprêtent à parachever leur saccage de nos territoires imaginaires… ainsi que l’aggravation de la crise écologique. Si des études sérieuses avaient établi que le divertissement numérique (vidéos YouTube, Netflix, plateformes diverses, jeux vidéo…) représentait 60 % de l’utilisation de l’internet, nous savons maintenant que tout cela représente une production de CO2 se rapprochant de celle de la circulation automobile mondiale – sans parler du désastre de l’extraction minière.

Le nombre démentiel de Data Centers nécessaires au fonctionnement de l’IA générative et ses conséquences écologiques peut nous alerter. Il serait temps de réfléchir à une utilisation raisonnée de l’IA et d’en définir son champ utile d’activité. Le « pessimisme de l’intelligence » nous oblige à un constat lucide. L’usage quotidien que nous faisons d’applications diverses et variées semble confirmer que les Gafams et Big Tech ont réussi à nous habituer à agir sans réfléchir aux conséquences de nos actes.

  1. Aux USA, une étude de 211 000 titres diffusés par Spotify entre 2010 et 2021 montrent que les chansons se sont réduites en moyenne de 55 secondes. Ted Gioia « How short will songs get ? » The honest broker 24/08/2022. ↩︎
  2. « Pour une Intelligence Artificielle responsable au service d’une création musicale inventive et diverse » Tribune parue dans « Culture et Recherche » N° 47. L’Ircam (chercheurs et direction) se prononce pour un usage raisonné de l’IA de façon écologique et culturelle soulignant « quelques acteurs dominants font courir un risque d’uniformisation accrue des musiques produites ». Ils prônent un travail avec les artistes à l’échelle artisanale. ↩︎

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