Contribution

Bertrand Badie : “les repères d’hier ne suffisent plus à comprendre les bouleversements d’aujourd’hui”

Bertrand BADIE est sociologue. Dans le cadre de la journée de travail “12 heures pour décrypter le monde qui vient” organisée par Alternative Communiste, les Communistes Unitaires, Nos Révolutions et Urgence de Communisme, Bertrand BADIE a donné une conférence d’une heure sur le thème : “L’espace : nouveau champ de bataille ?”

Dans cette conférence , Bertrand Badie présente une analyse critique des relations internationales, soulignant l’obsolescence du modèle de guerre traditionnel et la nécessité d’une nouvelle approche de la paix. Il met en avant l’importance de l’inclusion, de l’interdépendance et de la mobilité dans le monde actuel, tout en critiquant le concept d’hégémonie et le déterminisme économique. Badie plaide pour une vision plus large de la paix, englobant la sécurité globale, le bien-être mondial et le respect de l’altérité, et souligne l’importance de l’éducation à la paix pour transformer les comportements sociaux.

Retranscription de la conférence de Bertrand Badie

Transcription assistée par l’utilisation de openai-4o

Eh bien, merci pour cette invitation, merci et bravo pour cette initiative. Elle est plus que jamais nécessaire. J’aurais aimé être physiquement présent — ce qui est plus humain, et donc plus conforme à l’idéal de paix. Malheureusement, entre des malentendus et surtout un agenda surchargé, comme en connaissent les retraités, eh bien, je n’ai pas pu faire mieux que de vous offrir cette petite tranche.

Alors, vous m’avez fait l’honneur de me demander d’ouvrir ces travaux en traitant du problème de la paix. Et je vais essayer de le faire dans trois petits quarts d’heure, espérant ensuite une brève discussion comme prévu.

Je voudrais commencer cette présentation par trois remarques.

La première, c’est que lorsque mon éditeur Flammarion m’a demandé d’écrire, c’était l’an dernier, L’art de la paix, j’ai eu très peur. J’ai eu très peur, vu la complexité du sujet, et je me sentais indigne d’un tel sujet.

Et soudain, m’est venue une lueur qui m’a encouragé. Cette lueur est… désastreuse. Elle nous apprend — il suffit pour cela de fréquenter les librairies, les bibliothèques ou de lire les bibliographies — qu’il y a des dizaines, des centaines d’ouvrages sur la guerre : le retour de la guerre, les nouvelles guerres, va-t-on avoir la guerre ?, la guerre de demain, sommes-nous prêts pour la guerre ?, et j’en passe, j’allais dire, hélas, des meilleurs.

Et il n’y a pratiquement pas d’ouvrages sur la paix. Les ouvrages sur la guerre sont accueillis par de véritables symphonies de commentaires, de toute nature. Quand on parle de paix, on change de chaîne. Et ça, c’est quand même quelque chose de très fort que je voudrais mettre au centre de notre réflexion : nous appartenons à une histoire que d’aucuns appelleraient “histoire occidentale”, mais que je préfère appeler “histoire euro-américaine”. Une histoire fondée en Europe à la Renaissance, confirmée par l’entrée des États-Unis dans le système international, et qui ne pense pas la paix.

Pour nous, après près de quatre siècles d’histoire, la paix, c’est tout simplement la non-guerre. C’est l’envers de la guerre. Mais nous ne nous arrêatons jamais à une définition positive de la paix. Au mieux, nous savons traiter d’armistices, de cessez-le-feu — c’est-à-dire de processus qui restent martiaux, qui ne font qu’interrompre le cycle de guerre.

Notre histoire moderne s’est confondue avec l’histoire de la guerre, rythmée par elle — jamais par celle de la paix. Regardez aujourd’hui : Russie-Ukraine, Israël-Palestine… On parle parfois de cessez-le-feu, mais jamais de projet de paix. C’est là-dessus qu’il faut revenir, et je vais tâcher de le faire.

Pourquoi sommes-nous obsédés par la guerre ? Tant que nous ne serons pas guéris de cette maladie qui veut que, dans notre narratif, les relations internationales soient une chronique martiale — une chronique de guerre —, nous ne pourrons pas accéder à la vraie paix.

Dans notre histoire, il y a un élément fondateur sur lequel je voudrais m’arrêter quelques minutes, parce que ce n’est pas seulement de l’histoire, c’est aussi du présent. C’est même principalement du présent.

Lorsque l’État s’est construit, à la fin du Moyen Âge, au moment de la Renaissance, il s’est construit sur un pacte. Ce pacte a été décrit par le philosophe anglais Thomas Hobbes, et il consistait à dire : les individus que nous sommes sont perpétuellement menacés, et donc l’aspiration première des humains, c’est la sécurité. Et pour obtenir cette sécurité, que doit faire l’individu ? Il doit abandonner une part de sa liberté entre les mains du souverain, qui en échange le protègera.

Ce postulat sécuritaire est un postulat désastreux. Partir de la sécurité pour penser les relations internationales, ça veut dire postuler que l’autre est une menace. Et si l’autre est une menace, il faut s’armer. Et non seulement il faut s’armer pour se protéger, mais il vaut mieux attaquer l’autre avant qu’il ne vous attaque. Ce postulat sécuritaire, la sécurité, c’est un poison. C’est cette défiance à l’égard de l’autre. C’est ce refus de construire la voie coopérative, qui permettrait de faire croître la confiance, pour lui préférer la voie sécuritaire, fondée sur la défiance.

À partir du moment où l’on choisit ce chemin, on est perpétuellement en guerre — de manière potentielle ou réelle. Et d’ailleurs, ne nous y trompons pas : lorsque l’État s’est construit, il s’est construit grâce à la guerre. Et l’État, aujourd’hui, existe grâce à la guerre. C’est beaucoup plus à l’État, en tant que tel, qu’il faut imputer ce réflexe de guerre qu’à l’économie ou au capitalisme. Bien entendu, ceux-ci jouent leur rôle. Mais fondamentalement, la guerre moderne a été inventée par l’État moderne.

Pourquoi ? Parce qu’à partir du moment où l’État se proclame souverain, et qu’il est en compétition avec d’autres souverains — c’est-à-dire d’autres États —, que va-t-il faire ? Puisqu’il est souverain, il n’a à obéir à personne. Ni au droit international, ni à une organisation internationale. Donc la seule façon, pour des États souverains en contentieux ou en compétition, de régler leurs différends… c’est la guerre. C’est d’ailleurs ce que le grand juriste du XVIIe siècle, Grotius, disait : la guerre est une façon de régler les différends entre États. Et Hobbes lui-même disait : « Les États, entre eux, sont comme des gladiateurs. »

Et d’ailleurs, l’État a été copieusement servi par la guerre : c’est grâce à la guerre qu’il a pu lever l’impôt, se doter d’une bureaucratie, disposer de son armée, contrôler et mobiliser ses citoyens. Et l’on pourrait continuer ainsi : la guerre a été le moteur de notre histoire.

Ce que je voudrais dire — et c’est peut-être là l’élément le plus important — c’est que cette formule qui a apprivoisé la guerre, qui en a fait un instrument nécessaire des relations internationales, qui a marginalisé la paix — puisque la paix n’était plus que la suspension de la guerre —, cette pratique qui nous est coutumière, elle a, hélas, fonctionné pendant des siècles.

Pendant des siècles — disons, du XVIIe siècle jusqu’en 1945 —, c’est vrai que la guerre a régulé les relations internationales. Eh bien ce qui est important, nécessaire, indispensable de voir, c’est qu’aujourd’hui ça ne marche plus. Pourquoi ça ne marche plus ? Parce que depuis 1945, savez-vous combien il y a eu de guerres ? 500 guerres.

Jamais dans l’histoire, les guerres n’ont été aussi nombreuses. Jamais elles n’ont été aussi coûteuses. Jamais elles n’ont été aussi meurtrières. Jamais elles n’ont été aussi destructrices. Et pourtant, que constate-t-on depuis 1945 ? Que la guerre ne fonctionne plus. Elle ne règle plus les problèmes. La plupart des guerres se terminent sur ce que d’aucuns pourraient appeler un match nul : ni vainqueur, ni vaincu. Dans le flou le plus absolu. La guerre coûte de plus en plus. Elle rapporte de moins en moins.

Et ce qui est encore plus étonnant, c’est que ces guerres sont de plus en plus, comme on dit, asymétriques. Je n’aime pas beaucoup ce terme, mais employons-le quand même. C’est-à-dire qu’au lieu d’être une compétition entre puissants, elles opposent, le plus souvent, un ou plusieurs puissants à un ou plusieurs faibles. Eh bien, c’est généralement le faible qui gagne. Nous sommes entrés dans un monde où la puissance ne paie plus. Elle n’a plus son efficacité.

Alors, comment expliquer tout cela ? Expliquer tout cela, c’est comprendre notre monde d’aujourd’hui. Et expliquer cette inversion de la guerre suppose de mettre en évidence trois grandes ruptures que nous ne savons pas regarder en face.

La première rupture, dont on n’a même plus le droit de parler, sur laquelle on n’a pas le droit d’enseigner, ni même de développer des programmes de recherche, c’est la décolonisation. Oh là là ! Dès qu’on parle de décolonisation, c’est du sacrilège. Alors, si on parle du décolonial ou du post-colonial, ça vous emmène en garde à vue, n’est-ce pas ?

Et pourtant, la décolonisation a été une rupture fondamentale dans l’histoire de nos relations internationales. Car, l’avez-vous remarqué ? Toutes les guerres de décolonisation ont été gagnées par le plus faible. Jamais celui qui revendique l’émancipation, du moins depuis 1945, n’a été définitivement vaincu. Quelquefois, la guerre est longue, destructrice, meurtrière, barbare. Mais jamais le fort n’arrive à supprimer la résistance du faible. Et donc, il faut comprendre ce paramètre essentiel des relations internationales, que les commentateurs — et a fortiori les acteurs — ne mettent pas suffisamment en évidence : aujourd’hui, la guerre se trouve bousculée dans la mesure où l’énergie sociale joue un rôle de plus en plus déterminant.

La deuxième rupture qu’il faut prendre en compte, c’est la dépolarisation, c’est-à-dire la chute du mur de Berlin. Et là, on a eu le mauvais réflexe. À la chute du mur, on a dit : c’est la victoire du camp occidental, c’est la fin de l’histoire, c’est la généralisation de la démocratie libérale, du néolibéralisme, du capitalisme mondialisé, etc. Mais ce n’est pas du tout comme ça que ça s’est passé.

C’est quand même assez extraordinaire de voir que, ayant gagné la guerre froide, les États-Unis ont perdu toutes les guerres. Ils avaient perdu la guerre du Vietnam, ils ont perdu la guerre en Afghanistan, ils ont perdu la guerre en Irak, ils ont perdu la guerre en Somalie. Sur un autre plan, qui n’est plus celui du militaire, ils perdent aussi la guerre commerciale et la guerre tarifaire, où ils ne parviennent pas à imposer leur loi.

C’est-à-dire que nous sommes, avec la dépolarisation, non pas dans l’achèvement de l’hégémonie américaine, mais au contraire dans la démonstration de son impossibilité. L’hégémonie ne parvient plus à s’imposer nulle part, alors qu’elle est de plus en plus coûteuse. C’est ce que Toynbee disait dès les années 1970 : « Nous ne cherchons pas à exercer une quelconque hégémonie, car regardez les Américains : ils veulent être hégémones, ils n’y parviennent pas, et ça leur coûte de plus en plus cher. »

Nous n’avons pas compris qu’avec la chute du mur, il y avait autre chose qui était en train de se produire : la fin des camps, au sens campiste du terme, la fin des blocs. Nous n’avons pas compris que nous entrions dans une autre logique. Gorbatchev l’avait pressenti lorsqu’il avait rencontré George H. W. Bush à Malte, le 2 décembre 1989. Il avait dit à Bush : « L’URSS n’est plus intéressée par la compétition avec l’Occident. » Cela voulait dire qu’on changeait de monde. Et que ce principe absolu de compétition entre souverains ne correspondait plus à la réalité des choses.

Et cela, nous n’avons pas su le construire. Nous n’avons pas su le comprendre. Nous n’avons pas su l’organiser. Ce que nous payons aujourd’hui — et nous le payons très cher —, c’est cette paresse de 1989 et de la dernière décennie du siècle dernier, où il aurait été temps de construire un nouvel ordre mondial, de définir de nouvelles règles de sécurité en Europe.

Nous n’avons rien fait. Parce que, nous considérant comme vainqueurs, nous n’avons fait que geler les rapports de force. Maintenir l’OTAN, qui n’a plus aucun sens aujourd’hui, puisque le contexte a complètement changé et que le pacte de Varsovie n’existe plus. Tout ceci nous a embastillés dans un monde de l’entre-soi, qui a éveillé le soupçon et souvent le ressentiment dans les pays du Sud global.

Troisième rupture : la mondialisation.

Alors la mondialisation, c’est un mot que tout le monde emploie, mais que personne ne comprend vraiment. Contrairement à une idée tenace, la mondialisation n’est pas un phénomène économique. C’est un phénomène qui a été récupéré par les opérateurs économiques, bien sûr, qui en ont fait un élément de leur accomplissement. Et d’ailleurs, le néolibéralisme de l’école de Chicago s’est épanoui sur cette confusion qui voulait que la mondialisation fût un phénomène de réalisation du capitalisme libéral et mondialisé.

La mondialisation, c’est beaucoup plus compliqué que ça. C’est un phénomène technologique, lié à cette révolution des communications, au fait que le temps et l’espace ont été abolis au profit d’une interconnexion et d’une communication virtuelle qui a complètement changé les comportements sociaux et les politiques publiques. Et ça, on ne pourra jamais l’abolir. Ceux qui parlent de démondialisation me font sourire : cela voudrait dire supprimer cette technologie nouvelle de la communication, ces échanges, ces transports, etc. Ce qui est impossible.

J’ai toujours pris cette image : j’imagine que lorsque la brouette a été inventée, ceux qui en avaient peur appelaient à la débrouettisation. On voit que ceci est évidemment hors sol. Derrière la mondialisation, il y a quoi ? Il y a trois éléments nouveaux que nous ne savons toujours pas gérer. Et c’est pour cela que nous sommes en crise dans notre système international.

Le premier, c’est l’inclusion. Pour la première fois depuis Adam et Ève, tous les humains sont réunis dans le même système international, sur la même scène internationale. Ce qui veut dire cette pluralité de perception dont je parlais tout à l’heure. Ce qui veut dire que le repère principal dans la vie internationale aujourd’hui, c’est l’altérité.

Avant d’être pacifique — qui est un terme galvaudé — il faut être, vous comprendrez le côté un peu osé de la formule, altérophile. C’est-à-dire : défendre le principe d’altérité. Nous sommes dans un monde d’altérité. Ce monde d’inclusion est un monde qui ne peut fonctionner que par le respect et la reconnaissance de l’autre — ce que toute notre histoire a nié.

Puisque notre histoire est d’abord celle de l’isolement — nous sommes seuls au monde —, puis d’une universalité que nous avons été les seuls à construire. D’ailleurs, nous avons inventé, à nous seuls, l’universel. Ce petit bout du monde qu’est l’Europe aurait, à lui seul, inventé l’universel. Et ça, c’est quelque chose qui n’a jamais été compris au Sud, et qui est source de bien des tensions.

Mais l’inclusion, c’est encore autre chose, et j’insiste beaucoup là-dessus : l’inclusion, ce sont les inégalités mondiales qui deviennent dominantes, structurantes de l’agenda des relations internationales. L’inclusion générale, ça veut dire que viennent coexister dans notre monde un Luxembourgeois, dont le PIB par an et par habitant est d’environ 120 000 dollars, et un Centrafricain, dont le PIB annuel par habitant est autour de 600 dollars. C’est-à-dire que la mondialisation nous a projetés dans un monde d’inégalités, et que ce monde devient l’élément structurant de la conflictualité nouvelle.

La guerre d’hier, c’était une rivalité entre puissants égaux. La guerre d’aujourd’hui, ce sont les tensions énormes liées à cette inégalité. Mais pas seulement à l’inégalité : à ce fait que ce qui constitue notre sécurité, ce n’est plus notre rapport à l’autre, c’est désormais notre rapport au tout.

Les grands enjeux globaux deviennent plus déterminants que les enjeux nationaux. Cela veut dire que la sécurité de notre monde, comme le PNUD l’a très justement établi, c’est une sécurité globale qu’il nous faut conquérir.

Comment peut-on être en France en sécurité, s’il n’y a pas de sécurité climatique, s’il n’y a pas de sécurité alimentaire, s’il n’y a pas de sécurité sanitaire, s’il n’y a pas de sécurité économique globale ? Et effectivement, que voit-on — j’y reviendrai dans un instant — c’est que la plupart des conflits sont liés à ce non-respect de la sécurité globale. Que nous ignorons, parce que cela se vend mal sur le marché électoral. La sécurité globale se vend infiniment moins bien que la dénonciation de l’immigré, par exemple. Et donc, nous sommes maintenant l’otage de cette conception globale de la sécurité que nous ne voulons pas voir et qui n’intéresse pas nos dirigeants.

Mais la mondialisation, c’est encore autre chose : c’est l’interdépendance généralisée. Nous sommes dans un monde où tout le monde dépend de tout le monde. Le faible continue à dépendre du fort, mais — et c’est la révolution d’aujourd’hui — le fort dépend de plus en plus du faible : en matière énergétique, de matières premières, de démographie, de santé, d’alimentation. Et ce phénomène vient nier l’idée de souveraineté. La souveraineté est de plus en plus disruptive, là où on ne peut espérer la paix que dans la construction d’une mondialité raisonnée.

Vous savez que la faim dans le monde tue 10 millions d’êtres humains par an — c’est-à-dire l’équivalent de huit attaques du World Trade Center chaque jour pendant toute une année. La première menace, c’est celle-là. Le terrorisme tue entre 10 000 et 40 000 personnes selon les années. La faim dans le monde, 10 millions. Le climat, entre 7 et 100 millions. Les épidémies, de 7 à 20 millions selon les années et les épisodes. Donc c’est bien cette interdépendance qui est au centre même de la problématique des relations internationales.

Et enfin, dernier élément : la mondialisation, c’est aussi la mobilité généralisée. Et ça, c’est très difficile à comprendre, parce que notre grammaire des relations internationales est fixiste. N’oubliez jamais que « État » et « statisme » ont la même racine, la même épistémologie. N’oubliez jamais que notre ordre international traditionnel est fondé sur le principe de territorialité, sur la magie des frontières.

Aujourd’hui, c’est le mouvement, le changement, la mobilité, qui fait l’agenda international. La migration, c’est l’avenir du monde. Et nous ne serons dans un monde de paix que si nous savons gouverner le mouvement — gouverner au sens noble du terme. Alors que, effectivement, sur le marché électoral, c’est exactement l’inverse qui est vendu — avec les résultats désastreux que nous connaissons, quant à la montée du national-populisme.

Tout ceci veut dire quoi ? Cela veut dire que nous vivons en même temps dans deux mondes qui coexistent. Le monde d’hier et le monde d’aujourd’hui.

Le monde d’hier, c’est le monde des princes, de ceux qui gouvernent. Pourquoi ? Parce que ceux qui gouvernent ont besoin de pérenniser les relations internationales d’hier. Parce que, comme je vous l’ai démontré — j’espère — les relations internationales d’hier donnent un surpouvoir aux détenteurs du pouvoir politique. C’est une aubaine.

Alors qu’au contraire, ce monde d’aujourd’hui est plus humain que politique, plus social qu’étatique. Et donc, il dépossède nécessairement le prince de ses privilèges et de ses monopoles. Et donc, nous avons, d’une part, ce monde conservateur, si bien incarné — enfin si bien, c’est-à-dire de manière si nette — par les Poutine, Netanyahou, Trump, Kagamé, et d’autres encore. Et puis, d’autre part, tous ces paramètres nouveaux qui ne sont défendus que par les sociétés et les mouvements sociaux. Et c’est ça qui est le paradoxe : le social est le détenteur de la modernité, alors que le politique est le détenteur du conservatisme. Et ce choc entre cette modernité portée par les sociétés, et ce conservatisme auquel se trouvent accrochés les princes, est à l’origine de toutes les impasses que nous connaissons.

Je terminerai — il me reste une dizaine de minutes — en essayant de comprendre ce que ce nouveau monde, porté par les dynamiques sociales, signifie. Dynamiques sociales que je vois d’ailleurs mes étudiants porter, auxquelles ils adhèrent. Et c’est peut-être parce qu’on ne comprend pas cette adhésion des jeunes à ce nouveau monde qu’on les réprime — comme on a pu réprimer sur les campus, comme encore hier on les réprimait à Harvard, ou chez moi, à Sciences Po, à toute autre échelle bien sûr, mais avec la même réalité.

Il faut d’abord comprendre que ce monde est un monde post-hégémonique. Plus aucun État n’est en mesure d’assurer l’hégémonie. Regardez la déroute de l’hégémonie américaine : battue dans toutes les guerres depuis 1945. Regardez M. Trump, arrivé au pouvoir en roulant les mécaniques, et qui devait : arrêter la guerre en Ukraine en 24 heures ; résoudre le conflit israélo-palestinien ; remettre de l’ordre dans le commerce mondial…

Il est humilié par le fait qu’il est incapable d’imposer son ordre, même en multipliant les actes de puissance, y compris les plus destructeurs. C’est ça, le paradoxe : la puissance est de plus en plus capable de détruire, mais de moins en moins capable de construire. Nous sommes donc dans un monde post-hégémonique, qui ne pourra être régulé que par de tout nouveaux principes. Dans un monde hégémonique, je vous l’ai dit, c’était la guerre qui réglait la circulation. Aujourd’hui, qu’est-ce qui peut se substituer à l’hégémonie ? À la guerre ? La paix.

Mais alors, qu’est-ce que la paix ? Est-il temps, enfin, de tenter de la définir ? Hobbes avait cassé l’idée de paix en la réduisant à la sécurité. Je voudrais réhabiliter l’idée de paix, en la ramenant à une idée qui n’est pas la mienne : elle a déjà été mise en évidence par Aristote. Pour Aristote, dans La Politique, la paix, fondamentalement, c’est la coexistence. L’art de la paix, c’est l’art de la coexistence.

Aristote disait : qu’est-ce que la politique ? La politique, c’est l’art de faire coexister des individus différents. J’insiste sur « différents ». Une cité de l’identique, c’est une cité totalitaire. Ce qui importe, c’est la cité de la différence. Une cité où l’on peut être différent, s’habiller différemment, parler des langues différentes, avoir des cultes différents, des passions différentes, des intérêts différents. Et l’art de la politique, c’est l’art de faire coexister ce qui est différent. C’est magnifique, comme définition. Et nous l’avons complètement oubliée.

Qu’est-ce que la paix — non plus civile, mais internationale ? C’est l’art de faire coexister des cités différentes, disait Aristote. Autrement dit, des États différents, dirait-on aujourd’hui. Savoir pratiquer l’art de la coexistence, c’est aussi savoir créer les institutions qui permettent de porter cette coexistence.

Malheureusement, nous croyons que nous sommes dotés d’institutions multilatérales. Mais nous n’avons pas encore connu le vrai multilatéralisme. Le multilatéralisme que Woodrow Wilson avait imposé à Versailles n’était pas un vrai multilatéralisme, mais un concert de puissances. Le Conseil de sécurité en est l’avatar. Aujourd’hui, il faut reconstruire le multilatéralisme pour qu’il soit véritablement un instrument de coexistence.

Le grand Kofi Annan l’avait compris. Il disait : « Je n’ai plus rien à espérer du Conseil de sécurité. Tout est bloqué. Je ne pourrai jamais le réformer, puisque si je le réforme, quelqu’un opposera son veto. » Il s’était donc tourné vers un autre multilatéralisme, qu’il appelait le multilatéralisme social. Rendons hommage aux grandes institutions sociales des Nations Unies : le HCR, le PNUD, la FAO, le PAM, l’UNICEF… Ces institutions ne permettront jamais à elles seules de construire la paix, car la puissance est toujours là, à guetter sa proie. Mais elles permettent de commencer à travailler sur ce besoin de sécurité humaine, et de sécurité globale, qui peut créer un vrai climat de paix. C’est-à-dire : inversons les choses. Commençons à considérer que la paix se construit par un meilleur être social dans le monde, qui fera baisser le nombre de conflits.

Les conflits aujourd’hui sont essentiellement marqués par cette insécurité globale. Quand on parle du conflit au Sahel, on vous explique que ce sont les djihadistes face à Barkhane. Non : ce n’est pas ça.

Le conflit du Sahel, c’est d’abord la désertification, qui augmente de dix centimètres par an. Ce sont les tensions croissantes entre cultivateurs et pasteurs, parce qu’il n’y a pas assez de nourriture pour les humains et pour les animaux. Ce sont les pêcheurs qui ne peuvent plus pêcher, qui remontent sur terre et deviennent des rivaux des cultivateurs. C’est la question lancinante de la faim. Ce sont ces conflits entre villages, liés justement à cette insécurité sociale.

Donc, l’impératif de paix, c’est le traitement social de la guerre, le traitement social des conflits. Mais c’est aussi la reconnaissance de l’autre. C’est-à-dire sortir de cette conception verticale des relations internationales.

L’homme qui nous a fait le plus de mal dans notre pensée politique en France, c’est Jules Ferry, avec cette distinction entre les races supérieures et les races inférieures, dont nous n’arrivons pas à nous débarrasser. Que nous exprimons peut-être aujourd’hui avec un langage plus atténué, mais le postulat demeure : cette verticalité du monde. On ne pourra arriver à la paix qu’en substituant à cette verticalité une horizontalité des rapports. Considérer l’autre comme étant une variante : ni inférieure, ni supérieure, mais une variante de l’humanité. Cette vision humaine des relations internationales, c’est ce qui permettra de chasser l’humiliation, tant que l’humiliation restera, nous serons en situation de grande maladie.

Tout ceci passe également par un effort d’éducation. La paix, c’est l’éducation à la paix. L’éducation à la paix, c’est faire en sorte que l’humain se forme autour de comportements sociaux de paix, et non de guerre. Nous apprenons la guerre à l’école. Nous commençons à apprendre l’histoire à travers Vercingétorix, 14-18, Napoléon. Nous ne l’apprenons jamais à travers les grandes figures de paix, qu’il s’agisse d’Aristote ou de Nelson Mandela. C’est-à-dire cette possibilité de voir le monde différemment qu’à travers le prisme de la guerre. Cette façon de jouer au monde autrement qu’en jouant aux soldats de plomb. Et cet ultraconservatisme de notre système éducatif, qui n’est pas notre exclusivité — c’est pareil à peu près partout dans le monde —, c’est le point de départ de ce militantisme social pour la paix. C’est là qu’il faut véritablement intervenir et agir.

Je termine ce modeste exposé en vous disant : ne nous trompons pas de monde. Nous ne sommes plus dans le monde d’hier. Nous ne sommes plus dans ce monde où l’on peut régler la paix par des traités de paix. Avez-vous remarqué que depuis 1856 — traité de Paris mettant fin à la guerre de Crimée — il n’y a jamais eu de véritable traité de paix dans le monde ?

La Première Guerre mondiale ? Versailles, c’est une négociation entre les vainqueurs. La Seconde Guerre mondiale ? Il n’y a même pas eu de négociation du tout. Tous les traités de paix que l’on a essayé d’imaginer depuis 1945 — Arusha sur le Rwanda, Alger sur le Mali, Doha sur l’Afghanistan, Oslo sur Israël-Palestine — ont été des désastres.

Parce que ce n’est plus maintenant par cette porte élitiste et oligarchique, par ce jeu de société princier, que l’on entre dans la paix. C’est par ce traitement à la fois global et social.

Eh bien, à nous de jouer.

Merci.

Intervention du modérateur

Merci beaucoup Bertrand Badie. Ça aurait été dommage de ne pas vous avoir pour introduire cette journée de 12 heures pour comprendre le monde. Merci beaucoup.

Ce que je propose, c’est que ceux qui sont en visio puissent poser leurs avis ou opinions via le chat. Et est-ce que dans la salle, il y a des personnes qui souhaitent intervenir ou interroger monsieur Badie ?

Intervention d’un participant dans la salle

Je m’appelle François Sikir, je suis militant, entre Saint-Ouen et Saint-Denis dans le 93. J’ai en tête cette phrase de Jaurès qui dit : « Le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage. » Je suis très sensible à ce que vous avez dit sur la solution globale, qui passe par installer la paix dans les mœurs, dans toutes les relations sociales, contre les principes de violence et de domination. Et en même temps, je suis conscient que l’on pourrait interpréter vos propos comme une sorte de souhait de cohabitation entre des systèmes sociaux et politiques différents, la plus harmonieuse possible. Or, au sein de la plupart des régimes politiques aujourd’hui, existent des régimes de classe, d’oppression, qui portent la conflictualité. Donc, à mon avis, être pacifiste, c’est aussi poser de façon centrale la question du dépassement de ces conflictualités de classe et de toutes les dominations internes à chaque pays.

Réponse de Bertrand Badie

Merci beaucoup pour cette question, parce qu’elle renvoie à plusieurs aspects du sujet. Je suis d’une génération qui a été élevée au déterminisme économique. Et j’ai toujours eu pour habitude de partir de ces analyses économiques, et de chercher — pour reprendre la formule de Jaurès — dans les systèmes économiques, la base de la conflictualité.

Il est absolument évident, qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous, que l’interconnexion entre l’économique et la guerre, la guerre et la paix, est énorme. Et d’ailleurs, il faudrait explorer — je n’ai pas eu le temps de le faire ici — comment l’ultralibéralisme à la Elon Musk, par exemple, est en train de conduire à des formes de violence internationales qui doivent être étudiées.

Mais ce déterminisme économique, qui est porté autant par le marxisme que par le libéralisme — c’est intéressant de voir que ces deux pensées aboutissent à un même résultat —, me paraît aujourd’hui tout à fait insuffisant. Je l’ai testé sur tous les conflits, et cela ne donne rien. Cela donne d’autant moins que le modèle économique capitaliste tend à se généraliser à peu près à toutes les sociétés de la Terre.

Le véritable enjeu se situe ailleurs : dans la manière dont l’économique vient structurer la société. C’est donc dans le jeu social que se constituent les ferments de la guerre. Et ce n’est pas seulement dans le jeu social : c’est dans les interactions entre sociétés. J’ai écrit un livre qui s’appelle Intersocialité pour montrer comment c’est l’interaction entre sociétés qui produit autant le bien — les convergences, les solidarités — que les conflits. Et cela oblige à voir beaucoup plus loin que les seuls conflits de classe. Lorsque l’on pose la question de la faim dans le monde en termes de conflit de classe, on n’ira pas très loin. Il faut savoir aller bien au-delà.

J’ajouterai une chose : j’emploie rarement le mot « pacifisme », parce qu’il a été dénaturé. Le pacifiste de 1940 était-il vertueux ? Je ne sais pas si j’en aurais eu le courage, mais si j’avais vécu en 1940, j’aurais sans doute choisi de combattre le nazisme. Comme l’a fait mon père. Être pacifiste, est-ce vertueux quand on est Algérien pendant la guerre d’Algérie ? Vietnamien pendant la guerre du Vietnam ? Est-ce plus honorable d’être pacifiste aujourd’hui en Ukraine que de défendre son pays ?

Le militant de la paix, le vrai, c’est celui qui se bat pour la justice. Et quelquefois, cela implique de dépasser les attitudes pacifistes. Et enfin, je vous supplie de considérer que la paix, c’est bien plus que la non-guerre. Tant qu’on reste collé à cette obsession de la non-guerre, on reste prisonnier de nos préjugés. Et on ne voit pas l’essentiel : la paix, c’est la santé mondiale, l’alimentation mondiale, le bien-être mondial, le respect de l’autre.

Merci.

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